Une grande première au Québec : de l’ergot sur l’ammophile!

Classé dans : Champignon vedette | 2

 


 

Par Jacques Cayouette

 

Comme plusieurs d’entre vous le savent, la 15e rencontre annuelle de la Fédération québécoise des groupes de mycologie (FQGM) s’est déroulée à Alma, au Lac-Saint-Jean, du 29 août au 1er septembre 2014. La Société de mycologie d’Alma (SMA) avait préparé un programme d’excursions fort varié, dont une au Parc national de la Pointe-Taillon, sur la rive nord du lac Saint-Jean, le 31 août. Suite à une entente entre les gestionnaires du parc et la SMA, la liste des champignons récoltés et identifiés lors de cette excursion fut préparée par les experts présents. Cette liste enrichira les bases de données du parc sur la diversité des différents éléments de sciences naturelles. Sur le terrain, le groupe était dirigé par Johanie Blackburn, garde-naturaliste du parc, puis Valérie Dufour et Paul Vézina de la SMA.

 

 

Figure 1. Colonie d’Ammophila breviligulata sur un haut de plage   du lac Saint-Jean à côté du Centre d’interprétation du Parc national de la Pointe-Taillon. Photo : Johanie Blackburn, septembre 2014.
Figure 1. Colonie d’Ammophila breviligulata sur un haut de plage du lac Saint-Jean à côté du Centre d’interprétation du Parc national de la Pointe-Taillon.  Photo : Johanie Blackburn, septembre 2014.

Les deux sites d’excursion présentaient une belle richesse mycologique. Plusieurs participants en ont d’ailleurs profité pour réaliser de belles récoltes de la dermatose des russules (Hypomyces lactifluorum). La dernière étape de cette excursion allait réserver une belle surprise. Près du Centre d’interprétation du parc situé près du rivage du lac Saint-Jean, j’observe de belles touffes d’une graminée colonisatrice de dunes et de hauts de plage, l’ammophile à ligules courtes (Ammophila breviligulata)  (Figure 1 et photo à la Une). Comme cette espèce est protégée dans le parc, on a entouré les colonies de clôtures pour éviter le piétinement par les visiteurs.

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Figure 2 : Deux inflorescences d’ammophile portant des ergots. Photo : Johanie Blackburn, septembre 2014.

En y regardant de plus près, j’ai noté la présence d’ergots chez plusieurs inflorescences (Figure 2, 3). Comme je n’avais jamais vu ce champignon parasite sur cette graminée, j’en ai fait une récolte tant  pour l’Herbier des plantes vasculaires (DAO) que pour  l’Herbier national de mycologie (DAOM) d’Agriculture et agroalimentaire Canada à Ottawa. Les inflorescences ergotées furent déposées sur les tables d’exposition de la  FQGM et photographiées pour inclusion au  site de  Mycoquébec (www.mycoquebec.org). L’identification de l’ergot à l’espèce Claviceps purpurea fut confirmée par le mycologue à la retraite Jack Parmelee et l’information transmise au responsable de Mycoquébec, Jacques Landry. Une analyse moléculaire réalisée par Tharcisse Barasubiye d’Agriculture et agroalimentaire Canada, à Ottawa, a révélé des séquences comparables à celles publiées ailleurs sur Claviceps purpurea (Paontová et al., 2002). Cette espèce d’ergot est la même qui s’attaque aux céréales, en particulier le seigle, et qui est responsable des dommages immenses aux populations humaines, surtout au Moyen-Âge, comme on le verra par la suite.

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Figure 3. Claviceps purpurea / Ergot du seigle, gros plan.
Photo : Jacques Landry

Un fait notoire à propos du Claviceps récolté sur l’ammophile au Lac-Saint-Jean est qu’il s’agit probablement d’une première mention pour le Québec. L’ammophile à ligules courtes est une graminée restreinte au Nord-est américain, principalement autour des Grands Lacs, en Ontario, au Québec, dans les Maritimes et en Nouvelle-Angleterre. Elle colonise les habitats sablonneux ouverts et contribue à leur stabilisation comme aux Îles-de-la-Madeleine, par exemple. Une recherche dans la base de données de l’Herbier DAOM et dans la littérature a révélé la présence d’ergot sur l’ammophile à l’Île-du-Prince-Édouard  (Conners, 1967),  en Ontario  et  dans  les États américain limitrophes des Grands Lacs  (Indiana, Michigan, New York), mais pas au Québec. Sa découverte en Ontario remonte à 1976 dans le Parc Rondeau (lac Érié) et au Parc Pinery (lac Huron), lors d’une étude sur la biologie de la reproduction de l’ammophile (Krajnyk & Maun, 1981, 1982). Cette recherche a révélé que les taux d’infection des panicules de la graminée variaient de 6% à 40%, et étaient plus sévères lors des années de forte pluviosité.

Le cycle de reproduction de l’ergot est assez complexe (voir: http://eap.mcgill.ca/agrobio/ab340-03.htm). Les sclérotes présents sur les grains des graminées (Figure 4), consistent en des masses de mycélium de forme allongée, noirâtres, denses et très dures. Ils peuvent résister à des conditions environnementales extrêmes comme la dessiccation et les températures très élevées ou très basses. Ils hivernent sur ou dans le sol, ou dans les silos pour les céréales. Ils germent au printemps en produisant des ascospores que le vent emporte sur les stigmates des fleurs des graminées environnantes. Un autre mode de propagation se fait à partir d’un miellat, produit par les fleurs infectées, qui contient des conidies du champignon. Ces dernières sont dispersées par la pluie et par les insectes attirés par le miellat (Dalpé, 1990; Gaudreau et al., 2010; Després, 2012).

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Figure 4 : Le cycle de reproduction de l’ergot

L’ammophile est l’un des nombreux genres de graminées à être parasité par le Claviceps purpurea. L’inventaire de la base de données de l’Herbier DAOM comprenant les champignons parasites et leurs hôtes a révélé qu’au moins 37 genres de graminées de différentes tribus botaniques étaient impliqués, comprenant plus d’une centaine d’espèces, dont les principales céréales. La présence de l’ergot sur plusieurs espèces de graminées indigènes, introduites ou envahissantes comme le chiendent ou le brome inerme (Catling et al., 2014), représente un danger important d’infection pour les cultures de céréales. Elles servent alors de réservoirs en dehors des champs cultivés et de sites de dispersion.

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Figure 5 : Homme souffrant d’une forme avancée d’ergotisme au début du XVIe siècle. Peinture de Matthias Grünewald

L’ergot, faut-il le rappeler, représente le champignon le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. Ses victimes se comptent par plusieurs milliers, voire quelques millions (Gaudreau et al., 2010). Parmi les céréales cultivées, le seigle  représente celle qui semble la plus infectée. Le seigle a longtemps constitué la céréale consommée par les moins fortunés et était cultivé sur des terrains plus pauvres que ceux des autres céréales. Vers l’an 1000, l’accroissement démographique en Europe et quelques mauvaises récoltes successives entrainèrent de grandes famines et une pénurie de nourriture. On se mit à cultiver  les moins bonnes terres, celles où le seigle pouvait être semé. Les grandes famines qui s’ensuivirent  firent en sorte que l’on se nourrissait de farines de qualité douteuse, desquelles on n’avait pas enlevé les impuretés, dont les sclérotes de l’ergot. À l’époque on ignorait que le pain produit à partir de la farine de seigle comprenant des ergots, avait des effets terribles sur les consommateurs, une affection souvent mortelle appelée ergotisme. Les toxines produites par le champignon provoquent un rétrécissement des vaisseaux sanguins et finalement leur obstruction, ce qui s’accompagne de brûlures intenses et provoque des gangrènes, des pertes de membres et bien souvent la mort (Figure 5). La littérature d’alors parlait du « mal des ardents » ou de « feu de Saint-Antoine. » Lorsque l’infection de l’ergotisme s’accompagnait d’une carence en vitamine A, le système nerveux était attaqué et les malades subissaient des délires et des convulsions. Ce n’est malheureusement qu’au début du 17e siècle qu’on a fait le lien entre cette terrible maladie et la contamination avec l’ergot du seigle. Et encore là, la réception de ces informations a pris des décennies à se répandre si bien qu’on trouvait encore au 20e siècle des incidences de la maladie dans des régions reculées.

Les sages-femmes, dès la fin du Moyen-Âge, avaient tout de même remarqué un effet bénéfique à l’ergot. Administré en petite quantité aux femmes enceintes, l’ergot facilitait les accouchements et provoquait même des avortements. En raison des interdits religieux de l’époque, on se gardait bien de publiciser cette pratique. Ces effets thérapeutiques ont finalement été reconnus au début du 19e siècle. Il faut aussi mentionner qu’en 1938, en expérimentant sur les toxines de l’ergot, on a réussi à produire par hasard une substance dont on ignorait les effets, le LSD 25. Un des chercheurs impliqués, le Suisse Albert Hofmann, l’a appris à ses dépens et a été le premier à expérimenter les hallucinations caractéristiques de la drogue du même nom. Les membres des MAO qui possèdent une collection des numéros de la Corne d’Abondance auront constaté que Yolande Dalpé (1990) avait déjà écrit un article sur le « feu de Saint-Antoine », son origine, sa propagation, ses effets meurtriers et hallucinogènes, le tout accompagné du cycle vital du champignon.

De nos jours, l’étude des mycotoxines produites par l’ergot demeure un sujet de recherche important qui embrasse divers domaines scientifiques allant de la taxonomie à la génétique en passant par l’agriculture, la phytopathologie, la biochimie, sans oublier la médecine. Une rapide revue de la littérature indique plus de 75 articles scientifiques publiés durant les 4 dernières années. Ceux-ci traitent de la découverte de nouveaux alcaloïdes extraits des sclérotes de l’ergot, de l’analyse des propriétés de ces toxines, de la diversité génétique des souches, leur distribution géographique et des hôtes végétaux associés, de la sélection de souches selon leur composition et leurs effets sur les céréales, sans oublier l’impact des intoxications sur la santé humaine. De nouveaux projets de recherche en collaboration sont régulièrement initiés par les chercheurs d’Agriculture et agroalimentaire Canada et d’ailleurs, car ce champignon n’a pas encore révélé tous ses secrets. La découverte de l’ergot sur l’ammophile au lac Saint-Jean ajoute à la connaissance de cette espèce au Québec et contribue au développement des banques d’échantillons d’ergot qui pourront servir à l’analyse génétique des souches, à l’étude de leur virulence en fonction des origines géographiques et de leur association végétale et à l’étude de leur diversité biologique et de leur composition biochimique.

Je remercie sincèrement Johanie Blackburn du Parc de la Pointe-Taillon pour son assistance sur le terrain et les photos de l’ammophile, Valérie Dufour et Paul Vézina de la SMA, Jacques Landry et Roland Labbé de MycoQuébec, mes collègues mycologues Tharcisse Barasubiye, Jack Parmelee, Keith Seifert et Jennifer Wilkinson, ainsi que Yolande Dalpé pour ses commentaires sur le manuscrit.

Références

  • Catling, P.M., Mitrow, G. & A. Ward. 2014. Major invasive alien plants of natural habitats in Canada. 9. Smooth Brome, brome inerme: Bromus inermis Leysser. Bulletin de l’Association botanique du Canada / Canadian Botanical Association 47 (2): 56-63.
  • Conners, I.L. 1967. An annotated index of plant diseases in Canada and fungi recorded on plants in Alaska, Canada and Greenland. Research Branch, Canada Department of Agriculture, publication 1251. 381 p.
  • Dalpé, Y. 1990. La mycologie dans l’histoire II : le feu de Saint-Antoine. La Corne d’Abondance 6 (2) : 3-5.
  • Després, J. (sous la direction de) 2012. L’Univers des Champignons. Les Presses de l’Université de Montréal. 373 p.
  • Gaudreau, G., Ribordy, A., Ribordy, F.-X. & M. Tremblay. 2010. Des champignons et des hommes; consommation, croyances et science. Éditions Cabédita. 166 p. Krajnyk, I.S. & M.A Maun. 1981. Incidence of ergot in populations of Ammophila breviligulata. Canadian Plant Disease Survey 61: 19-21.
  • Krajnyk, I. & M.A Maun. 1982. Reproduction biology of Ammophila breviligulata. American Midland Naturalist 108: 346-354.
  • Mycoquébec. www.mycoquebec.org
  • Paontová, S., Raybould, A.F., Honzátko, A. & R. Kolíinská. 2002. Specialized populations of Claviceps purpurea from salt marsh Spartina species. Mycological Research 106: 210-214.

 

Cet article a paru dans LA CORNE D’ABONDANCE Novembre 2014 Volume 30 numéro 3, le bulletin des Mycologues amateurs de l’Outaouais URL: www.mao-qc.ca

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2 Responses

  1. Jean Després

    Excellent et passionnant article que je conserve précieusement dans mes notes. Merci à Jacques et à tous ceux qui ont participé directement ou indirectement à ce texte.

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