Pluteus cervinus, un complexe d’espèces à préciser.

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(version corrigée le 6 décembre)

par Jacques Landry

On soupçonnait depuis longtemps que le taxon Pluteus cervinus (Plutée du cerf) désignait plusieurs espèces distinctes, ici au Québec comme partout dans le monde. Une étude d’envergure vient de le démontrer (1,2). On aurait effectivement une dizaine espèces,  distinctes mais très semblables à ce que nous appelons P. cervinus s.l. (au sens large) au Québec. D’ailleurs la présence de P. cervinus s.s. (au sens strict) n’est pas certaine.  Il s’agit d’une étude énorme. Trois cent quarante-cinq (345) échantillons frais ou séchés de la section Pluteus des Pluteus ont été considérés, cinq cent vingt-sept (527) nouvelles séquences d’ADN ont été générées, et douze nouvelles espèces ont été décrites. Malheureusement, aucun échantillon en provenance du Québec n’est inclus dans l’étude. On ne peut donc conclure avec certitude quant à la présence ou non des nouvelles espèces décrites.  Cependant, des échantillons originant de l’Ontario, Terre-Neuve et du nord-est des États-Unis ont été étudiés, ce qui nous permet de supposer avec assez de certitude quant à la présence de certaines de ces espèces au Québec.

Comment les reconnaître? Malheureusement, il n’existe pas, du moins à l’échelle de l’hémisphère nord entier,  de caractères macroscopiques fiables permettant de les reconnaître. Ceci sera peut-être différent sur un plus petit territoire comme le nôtre, mais pour le savoir nous aurons besoin d’étudier nos espèces et de les comparer entre elles.

Les Pluteus section Pluteus incluent les espèces avec des pleurocystides à paroi épaisse (métuloïdes) et un pileipellis organisé en cutis. P. cervinus est l’espèce type de cette section. Classiquement, elle est reconnue comme ayant une distribution mondiale, bien que l’on sache depuis longtemps qu’elle abrite partout plusieurs espèces distinctes. Au Québec, en plus de P. cervinus, nos auteurs ont reconnu 4 espèces dans la section PluteusP. brunneidiscus, P. atromarginatus, P. salicinus, et Pluteus petasatus ss. auct. amer. Le nombre réel présent au Québec pourrait cependant être plus grand. Des 26 espèces de la section Pluteus définies pour toutes les régions holarctiques, il y en aurait 17 en Amérique du Nord à l’est des Rocheuses, et si l’on se fie aux espèces qui ont été démontrées dans les régions limitrophes, il pourrait y en avoir 11 au Québec. Une clé, traduite de Justo et al. (1),  des 17 espèces de l’est de l’Amérique du Nord, est présentée à la fin.

Parmi les espèces déjà reconnues au Québec, la possibilité que  P. brunneidiscus soit présent au Québec n’est pas remise en question. Son holotype est du Connecticut et il est retrouvé autant dans l’ouest que dans l’est américain (New York et Connecticut). Cependant il est considéré comme rare et ses critères d’identification, définis par nos auteurs québécois d’après les ouvrages originaux, devront aussi être réévalués. Actuellement son identification est basée sur deux caractères majeurs macroscopiques (3): 1- P. brunneidiscus vient seulement sur du bois de conifères; P. cervinus se trouve uniquement sur du bois de feuillus.  2- P. brunneidiscus est inodore alors que P. cervinus est raphanoïde. Ces deux caractères ne sont plus vrais pour P. brunneidiscus. Tout comme P. cervinus, il pousse sur le bois décomposé de feuillus et il sent la « patate ». Aussi, Yves Lamoureux (3) écrit que P. brunneidiscus possède des boucles dans la cuticule; P. cervinus n’en a pas. Cette différence tient la route dans la nouvelle définition de ces espèces. Cependant, encore une fois, plusieurs autres espèces parmi les nouvelles n’ont pas de boucles. Finalement, Yves Lamoureux (3) note que parfois l’arrête des lames de P.brunneidiscus est brunâtre près de la marge du chapeau, ce qui n’est pas décrit pour P. brunneidiscus et pourrait ressembler à P. eos.

 Résumé des caractères distinctifs des espèces susceptibles d’être trouvées au Québec.
Rouge, caractère absent; Vert, caractère présent; Jaune, caractère non utile; qqf : quelquefois.

 

P. atromarginatus pourrait également, comme on le pensait, être présent au Québec, ayant été retrouvé dans tout l’Amérique du Nord. Cependant, il faudra être alerte et ne pas se fier uniquement à sa pigmentation à l’arête des lames, un petit nouveau ayant également cette caractéristique (voir P. eos). Désormais, on pourra être relativement certain de son identification seulement si le spécimen est pigmenté sur toute la longueur de l’arête et si ses pleurocystides portent des crochets (2-5) entiers.

P. petasatus a été confirmé sur la côte Est de la Floride et la Louisiane jusqu’au Maine et l’Ontario et donc pourrait également être au Québec comme on le pense. À l’échelle de l’hémisphère, P. petasatus a une morphologie très variable, et sa couleur blanche et ses écailles servant à sa détermination ici, pourraient être des caractères trop restrictifs. Cependant ses caractères microscopiques sont constants et fiables et pourront confirmer son identification.

P. salicinus n’a pas été trouvé en Amérique et il est donc fort probable que notre espèce soit mal identifiée. Par contre, la variété americanus, portée au niveau d’espèce dans cette étudese retrouve dans les États de New York, Illinois et Michigan. Les traits qui distinguaient P. salicinus de sa variété ne semblent pas très fiables, mais la localisation géographique suffit à les distinguer, ce qui voudrait dire, en conclusion, que nos collections de P. salicinus, caractérisées par une base du pied devenant lentement bleu vert au froissement ou avec l’âge, seraient en fait des P. americanus. 

Comme on s’y attendait, c’est notre concept de P. cervinus qui sera le plus perturbé. P. cervinus est très répandu en Amérique du Nord et particulièrement dans l’Est, certainement de la Caroline du Nord au Massachusetts. Sa présence au Québec est probable mais incertaine, puisqu’il n’a pas été trouvé à Terre-Neuve après que plusieurs collections aient été examinées. C’est une espèce très variable quant à sa couleur, allant du brun, gris-brun, orange-brun, jusqu’au blanc, et aussi quant à son aspect général avec un chapeau qui peut ou non avoir des squamules et des fibrilles radiales. Il est également très variable en grosseur (25 à 150 mm de diamètre). De plus, plusieurs nouvelles espèces lui ressemblent. La combinaison de caractères pour le reconnaître est : une senteur raphanoïde, son développement sur bois décomposé de feuillus (rare sur conifères), l’absence de boucle dans la cuticule et la présence de crochets entiers sur ses pleurocystides. Mais c’est avec 6 autres espèces, dont 5 nouvelles, qu’il faudra comparer les P. cervinus potentiels.

1- Pluteus elaphinus Justo / Plutée des cervidés

P. elaphinus est très semblable morphologiquement à P. cervinus d’où son nom dérivé du grec έλαφος, signifiant « cerf » tout comme cervinus, en latin.  Il a été trouvé à Terre-Neuve, en Ontario et dans l’état de New York. Il se distingue de P. cervinus surtout par la présence de crochets bifides (fendus) sur ses pleurocystides. Tous les autres, sauf P. eos, ont des crochets, entiers (non fendus).

2- Pluteus rangifer Justo, E.F. Malysheva & Bulyonkova / Plutée du caribou.

P. rangifer a été ainsi nommé pour souligner sa distribution géographique similaire à celle du caribou (Rangifer tarandus). C’est la contrepartie boréale de P. cervinus.  Il a été trouvé en Ontario (Parc provincial Algonquin) et se mêle certainement avec nos collections de P. cervinus s.l. P. rangifer a un chapeau généralement plus foncé et un pied plus squamuleux que P. cervinus, mais ces caractères sont très variables et peu fiables. Le seul critère qui semble demeurer est la préférence écologique. P. cervinus préfère les forêts tempérées alors que P. rangifer préfère les forêts boréales. Ceci n’arrange rien pour le Québec où les deux zones existent. Peut-être pourrions-nous espérer trouver P. cervinus surtout dans la région de Montréal et P. rangifer à Québec et plus au nord? Aussi bien s’y faire, la distinction entre P. cervinus et P. rangifer ne sera pas facile à faire et exigera sans doute une détermination moléculaire, du moins au début.

3- Pluteus eos Justo & E.F. Malysheva / Plutée d’Éos

P. eos a été trouvé à Terre-Neuve mais aussi dans l’est de la Russie. Il pousse sur bois décomposé de conifères alors que P. cervinus pousse surtout sur feuillus, mais s’en distingue surtout par la présence de boucles dans le pileipellis. P. eos pourrait être identifiable sur le terrain. Au Québec, il sera vraisemblablement le seul avec P. atromarginatus à avoir des arêtes lamellaires pigmentées et heureusement, ces pigments ne se trouvent que sur une moitié seulement des lames alors qu’ils se trouvent sur toute la longueur dans le cas de P. atromarginatus. La validité de ces caractères macroscopiques pour les distinguer pourra être confirmée par l’examen des crochets sur les pleurocystides. Ils sont bifides dans le cas de P. eos et entiers dans le cas de  P. atromarginatus.

4- Pluteus primus Bonnard /Plutée précoce

P. primus est une espèce dont le type origine de la Suisse, mais qui pourrait être présent au Québec puisqu’il a été trouvé dans le parc Gros Morne à Terre-Neuve sur du bois décomposé, ainsi qu’en Californie.  Il se distingue surtout par la morphologie de ses cheilocystides s’étendant jusqu’à 120(-200) μm, le plus souvent étroitement clavées ou cylindriques et par la présence de boucles à tous les septa des hyphes du pileipellis. Il est presque identique à P. methvenii et P. hibbettii.

5- Pluteus methvenii Minnis & Justo / Plutée de Methven.

Également trouvé à Terre-Neuve, mais aussi en Caroline du Nord et en Louisiane, P. methvenii se distingue de P. primus seulement par la forme et la longueur des cheilocystides. Il se distingue de P. hibbettii par la grosseur des spores.

6- Pluteus hibbettii Justo, E.F. Malysheva & Bulyonkova / Plutée de Hibbett.

P. hibbettii a été trouvé en Ontario et dans les États de New York et du Massachusetts.  Bien que très près de P. eos au niveau génétique, c’est de P. methvenii et P. primus qu’il sera difficile de le distinguer.

Donc pour la plupart de ces espèces, une analyse microscopique précise sera nécessaire, et sans doute qu’il faudra confirmer au niveau moléculaire les premières fois. Toutes les photos sur Mycoquébec des espèces de la section Pluteus risquent donc de ne pas être valables.

Alors à vos microscopes! La tâche sera ardue mais intéressante. Il nous faudra d’abord démonter la présence de l’une ou l’autre de ces espèces au Québec, puis déterminer si et comment nous pouvons les nommer sur le terrain. Espérons tout au moins qu’il sera possible de les nommer suite à une analyse au microscope pas trop élaborée.

Cette clé est interactive. Cliquez sur le renvoi à la droite pour descendre directement à la ligne suggérée. Cliquez sur le numéro de la ligne à la gauche pour retourner à l’énoncé précédent. Les genres représentés sur Mycoquébec sont en vert et sont cliquables.

Pour ceux qui aurait des problèmes à visualiser la clé ici, elle est publiée également sur Mycoquébec. Vous pouvez vous y rendre en cliquant sur le bouton ci-dessous.

Clé des Pluteus section Pluteus

Remerciements :

L’auteur remercie Roland Labbé pour sa lecture critique et Jacqueline Labrecque pour la permission d’utiliser sa photo de P. cervinus s.l.

 

Références :

  1. Justo, A., Malysheva, E., Bulyonkova, T., Vellinga, E.C., Cobian, G., Nguyen, N., Minnis, A.M., and Hibbett, D.S. (2014). Molecular phylogeny and phylogeography of Holarctic species of Pluteus section Pluteus (Agaricales: Pluteaceae), with description of twelve new species. Phytotaxa 180, 1–85.
  2. Justo, A. (2014). Pluteus cervinus complex in NL. Omphalina 5, 4–22.
  3. Lamoureux, Y. (2011) Pluteus brunneidiscus Murrill (A) / Plutée à disque brun. Flickr :  https://www.flickr.com/photos/27441280@N06/6090725550/

7 Responses

  1. André Paul

    Pour poursuivre cet article, cet automne au début de novembre j’ai cueilli de nombreux Pluteus cervinus sur des bottes de foin. Quelques-uns étaient blanchâtres mais la plupart très foncés, brun noirâtre.
    Des sujets à être étudiés la saison prochaine.

    • Jacques Landry

      J’ai récemment analysé des séquences faites par J.B. sur des soi-disant P. cervinus et atromarginatus. Je publierai les résultats bientôt sur ce blogue.

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